Les Néerlandais bousculent le débat sur l'islam

Laure Mandeville Figaro 26 novembre 2005

Dans la belle maison blanche peuplée de livres et de tableaux du sociologue Paul Scheffer, au coeur d'Amsterdam, un dialogue étonnant s'est engagé, en ce froid samedi de novembre, sous l'oeil attentif d'une caméra de télévision canadienne. Il y est question de l'islam et de sa place dans la société, sujet de haute actualité aux Pays-Bas, depuis l'assassinat il y a un an, du cinéaste Theo Van Gogh, par l'extrémiste islamiste Mohammed Bouyeri.

Face à Paul Scheffer, intellectuel néerlandais au style nordique décontracté, qui fut le premier à critiquer l'échec du «modèle multiculturel» hollandais il y a six ans, se tiennent Esmee et Jihad, deux jeunes Néerlandaises musulmanes d'origine marocaine, la tête couverte de voiles. Nées aux Pays-Bas, ces deux soeurs, qui animent l'émission documentaire «Les Filles de Hallal» sur une télévision locale musulmane, ont accepté de débattre de l'islam et de la modernité.

Paul Scheffer : «Mon journal avait décidé de faire un numéro spécial sur le Coran et avait publié en une, une page du Livre pour illustrer ce choix. Mais les jeunes Marocains qui assuraient la distribution du quotidien ont décidé de jeter tous les exemplaires à la poubelle, car on touchait selon eux au Livre sacré. Ce n'est pas normal. On doit payer le prix, pour vivre dans une société libre.»

Jihad : «Vous dites qu'on doit payer un prix... Mais sur cette affaire de publication d'une page du Coran, je ne suis pas théologienne, je ne peux dire si c'est correct.»

Paul Scheffer : «C'est correct pour cette société.»

Esmee : «Mais c'est un livre sacré, la page en question pourrait atterrir aux toilettes et être souillée...»

Paul Scheffer : «Si vous pensez ça, cela vous donne-t-il le droit d'interdire à d'autres de lire ce journal ? Pourquoi les droits des croyants devraient-ils être mis au-dessus de ceux des non-croyants ?»

«Nous devons refuser de nous laisser impressionner»

Pendant près de trois heures, la discussion va continuer, parfois dialogue de sourds, parfois plus fructueuse. Portant sur ces écoles musulmanes qui refusent d'enseigner l'histoire de la Shoah ; ou sur Aboutaleb, ce vice-maire d'Amsterdam d'origine marocaine, menacé de mort par des éléments radicaux de sa communauté. «Il faut continuer, explique Paul Scheffer, convaincu qu'avec des partenaires comme Esmee et Jihad, on pourra toujours finir par s'entendre car elles ne sont pas dogmatiques.»

Pour lui, la discussion publique est devenue «vitale», pour bâtir un nouveau consensus entre les différentes communautés de la société néerlandaise. Aussi Paul Scheffer multiplie-t-il les face-à-face. La veille de sa rencontre avec Jihad et Esmee, il tenait tête au leader musulman extrémiste d'Anvers, Abou Jahjah, devant un parterre de Marocains d'Amsterdam. Ce dernier tente aujourd'hui d'agiter l'opinion musulmane aux Pays-Bas, dans le but de créer un parti musulman. «Nous devons refuser de nous laisser impressionner, poser les questions qui dérangent, afin de rallier les couches moyennes musulmanes comme Esmee et Jihad à notre combat pour la démocratie, c'est l'enjeu majeur !» dit Paul Scheffer.

Pendant longtemps, le dialogue que prône le sociologue n'apparaissait pas nécessaire. Il était même tabou. Confiants en leur modèle des piliers communautaires, qui avait permis au cours des siècles la pacification des conflits entre protestants et catholiques, les Pays-Bas se percevaient comme un havre de tolérance. Chaque pilier, catholique, protestant, gay ou musulman, vivait en vase clos. «Nous n'avions en commun que nos différences», regrette Scheffer.

Redéfinir des règles du jeu communes

Le 11 septembre 2001 fait éclater ce fragile équilibre. Brusquement, les Néerlandais découvrent avec stupéfaction l'existence de l'islam politique radical, jusque dans leurs quartiers, où certains immigrés fêtent la chute des tours jumelles de New York. Ils réalisent que certains imams se permettent de condamner les moeurs néerlandaises, voire de traiter les «homosexuels de porcs». Ils apprennent que les immigrés vont chercher femme ou mari dans le pays d'origine, signe de l'échec de l'intégration. Leur inquiétude croissante va s'exprimer par la voix du politique populiste Pim Fortuyn, qui connaît une ascension spectaculaire, avant de se faire assassiner. Le réveil est brutal pour le pays de la tolérance.

Dans le sillage de cette prise de conscience, des intellectuels et des politiques, regroupés pour l'essentiel autour du parti libéral VVD et de la députée d'origine somalienne Ayan Hirsi Ali, appellent à sortir du modèle communautaire pour redéfinir des règles du jeu communes. L'assassinat de Theo Van Gogh porte le débat sur l'islam à son apogée, suscitant une crispation identitaire au sein des différentes communautés, et rendant plus urgent encore le besoin de dialogue. Depuis un an, «celui-ci a beaucoup progressé, nombre d'intellectuels musulmans éprouvant le besoin de se dissocier des extrémistes», explique l'intellectuel iranien Ashin Ellian.

Pourtant, le succès de Scheffer et de ses proches est loin d'être garanti. Car malgré ces ponts lancés entre communautés, les frustrations restent immenses, la radicalisation évidente. De plus, dans les rangs du parti chrétien-démocrate au pouvoir, on reste très attaché au modèle communautaire. Et l'échec du modèle républicain français que les libéraux voulaient utiliser, donne aujourd'hui des arguments aux partisans du statu quo.